Ceux de notre génération savent à quel point chiffres et lettres peuvent se montrer plastiques, pour peu qu’on les contorsionne en tous sens avec dextérité. Apparu le 19 septembre 1965, le jeu télévisé qui donne son titre à cette nouvelle semaine a en effet d’abord été diffusé sous le nom Le Mot le plus long jusqu’au 29 septembre 1970, avant de prendre son nom définitif le 4 janvier 1972. Créé par Armand Jammot, ce programme est le plus ancien jeu télévisé quotidien, et l’émission la plus ancienne encore à l’antenne (à l’exception des programmes religieux, obligatoires).
Des mots dans la peinture occidentale ? Dès qu’on a posé la question, on s’aperçoit qu’ils sont innombrables écrivait Michel Butor en 1969 dans son essai fondateur sur Les mots dans la peinture, publié par les éditions Skira dans la mythique collection Les Sentiers de la création. Butor mettait en réalité alors le doigt sur une réalité aveugle de l’histoire de l’art : si les mots, la littérature même, ont une place immense dans la peinture, s’ils en structurent même à bien des égards l’iconographie, ils fourmillent aussi, sont très concrètement présents directement dans l’espace du tableau.
Au fil des pages, Butor égraine un répertoire très varié et très convaincant de formes verbales picturalisées, lettres mais aussi chiffres : titres, légendes, noms des modèles, signatures, adresses, sentences, paroles flottant dans l’air, missives peintes, titres de livres ou de journaux, écritures imitées, dates, etc. irriguent tout l’art depuis les origines. Dans ce panorama de signes peints, Butor s’essaye à des catégorisations, distinguant au moins trois ensembles bien distincts. Parfois, les textes présents dans l’œuvre (phylactères, titres ou légendes) explicitent des fragments bien connus du contexte traditionnel sous-jacent à l’image (particulièrement issus des traditions religieuses). Dans d’autres circonstances, les signatures, adresses, noms de modèles ou de commanditaires expriment le cadre énonciatif du tableau, témoignant d’une individualisation grandissante de l’objet pictural dans son origine comme dans sa destination.À partir de l’époque moderne, après le Cubisme majoritairement, les titres de livres ou de journaux, les affiches ou les écritures imitées) ont parfois moins une valeur sémantique que directement visuelle, et témoignent de l’envahissement de l’environnement moderne par les signes imprimés ; la dimension esthétique de ces signes, dont le sens peut même être accessoire, à tel point qu’ils ne sont pas toujours traités pour être lisibles, prend le dessus. Ces trois strates d’inscriptions, historiquement successives, ne sont pas exclusives, et même parfois parfaitement cumulables.
Après l’irruption des avant-gardes, les signes ont pris une importante grandissante dans la peinture : après le Cubisme, le Futurisme, par exemple, a tiré parti de tous les signes urbains pour exprimer son amour de la vitesse et de la modernité, tandis que le Surréalisme réaffirmait constamment son ancrage poétique, comme dans les œuvres de Miró, mais aussi philosophique, ainsi qu’en témoignent les peintures de René Magritte. Plus tard, l’Art conceptuel n’en a retenu même parfois que la présence écrasante du texte, jusqu’à l’extrême sophistication de la mise en espace des mots ou des phrases, chez Lawrence Weiner ou Robert Barry, voire des seules dates chez On Kawara, ou des suites de nombres chez Roman Opalka, tandis que les camarades d’Isidore Isou, sous la bannière lettriste, exploraient dans les moindres recoins toutes les possibilités offertes par la lettre.
Nostalgie de l’enfance ou promenade dans la grande histoire de l’art ? Comme d’habitude, nous ne voyons pas de (bonne) raison de choisir : chiffres et lettres jalonneront cette nouvelle semaine, nous permettant de retrouver quelques très grands artistes des décennies passées.